Opinions

Lugon sans permission: «Stick'air», l'oukaze des héritiers de Calvin

16.08.2025 07h30 Laure Lugon Zugravu

Sans crier gare, le canton a activé cette semaine le dispositif interdisant l'accès de la ville aux véhicules les plus polluants, et ce pour 24 heures. Une opération qui, faute de démontrer son efficacité, renforce un peu plus l'autoritarisme des pouvoirs publics.   

L’été fut plutôt calme. Des droits de douane stratosphériques qui ont sonné la Suisse entière, suivis du fiasco des F-35 car, comme disait l’autre, «les emmerdes, ça vole toujours en escadrille». Pas de quoi s’alarmer outre mesure. Il fallait donc que la République s’inventât un vrai problème, de nature vitale, pour montrer aux Confédérés comment on règle les affaires au bout du lac.

L’occasion est venue du ciel, mardi soir. Des concentrations d’ozone à la limite du seuil létal se sont abattues sur le canton, donnant l’occasion à nos autorités de démontrer leur redoutable efficacité. Par voie de communiqué diffusé dans la soirée, elles ont activé le fameux dispositif «Stick’air» – inédit en Suisse, preuve incontestable de la force d’innovation du canton  – qui interdit l’entrée du périmètre sanctuarisé aux véhicules les plus polluants. Un dispositif que chaque automobiliste avait cependant oublié, et pour cause: depuis son entrée en vigueur en 2020, il n’avait jamais servi, exception faite d’une mise en jambes de deux jours, sans sanctions. Les autorités ont aussi décrété la gratuité des transports publics. La mansuétude du chef. Manque de pot: le papy dans son Opel Corsa de 1973 comme l’étudiant fauché ont déjà obtenu la gratuité il y a six mois.

La suite fut à la hauteur des attentes. Mercredi matin, dès potron-minet, la maréchaussée entrait en action sur certains axes routiers, contrôlant avec zèle mais aménité les automobilistes. Ceux qui n’avaient pas lu la presse locale ou avaient égaré le «Stick’air» dans le tas de vignettes panini de l’euro foot féminin ont découvert être en infraction. Car Genève avait oublié de sonner le tocsin.

D’où il faut conclure que Genève a organisé cette opération anti-smog pour se prouver que 98,45% des automobilistes conduisent des véhicules ad hoc, ce qu’on savait déjà

Pourtant, le dispositif déployé s’est révélé probant. D’une part, il a permis de créer des bouchons en avance sur la rentrée scolaire, lesquels n’auront pas manqué d’élever les seuils de pollution. D’autre part, il a démontré l’efficacité du macaron, puisque sur l’ensemble des voitures immatriculées dans le canton, la catégorie interdite concerne une proportion très significative de véhicules, soit 1,55%. D’ailleurs, le chef des agents confiait à la Tribune de Genève n’avoir vu aucun véhicule affichant la vignette des voitures prohibées.

D’où il faut conclure que Genève a organisé cette opération anti-smog pour se prouver que 98,45% des automobilistes conduisent des véhicules ad hoc, ce qu’on savait déjà, mais que la moitié d’entre eux sont cependant amendables, faute d’en détenir la preuve collée sur leur pare-brise. Pour être irréprochable, j’ajoute que les motos trop polluantes représentent 4,3% du parc cantonal, et les poids lourds, 16%. Pour leurs prochaines livraisons par temps d’ozone, je suggère à ces derniers d’embarquer leur marchandise dans les bus, s’ils n’ont pas les moyens de changer leur flotte.

Finalement, ce cirque n’aura duré qu’une journée, puisque contrairement aux sombres pronostics du Conseil d’État mercredi après-midi, les particules fines ont disparu au souffle vespéral de cette fin d’été.

Je rêve d’inaction des pouvoirs publics. C’est même une obsession, un désir puissant et contrecarré

Sur notre plateau, deux candidats au Conseil d’État ont croisé le fer. Le Vert Nicolas Walder a insisté sur le devoir des autorités de protéger la santé publique. Comme on l’a vu plus haut, c’était pile dans la cible puisqu’aucun véhicule très polluant n’a été arrêté dans sa course mortifère. L’UDC Lionel Dugerdil, n’osant pas dire férocement ce que beaucoup pensent  – à savoir qu’il faut cesser d’embêter le monde avec des mesures qui servent un idéal de pureté avant l’efficacité  – a cru séduire la gauche en parlant de mesure antisociale, puisque les plus démunis n’ont pas les moyens d’acquérir une nouvelle voiture. Verbiages.

Quant à moi, je rêve d’inaction des pouvoirs publics. C’est même une obsession, un désir puissant et contrecarré, une frustration perpétuelle. Je voudrais qu’ils cessent de mettre mon existence en coupes réglées. Car j’entrevois des aberrations dans la gestion du sujet «urgence climatique».

Les pouvoirs publics, flairant une opportunité de s’illustrer en bons samaritains, redoublent d’efforts pour imposer leur camelote

Sachant qu’une action à l’échelle planétaire n’est qu’un vœu pieux – la preuve cette semaine encore avec le Traité sur le plastique – chaque État y va de sa contribution. Pourtant, elles ne produiront pas de bénéfice immédiat, par la faute des nombreux mauvais élèves. Mais elles coûtent passablement en taxes, subventions, obligations légales, réglementations excessives. C’est alors que les pouvoirs publics, flairant une opportunité de s’illustrer en bons samaritains, redoublent d’efforts pour imposer leur camelote.

Ne pouvant décemment promettre une amélioration substantielle, ils investissent le terrain de la morale: suez sans climatisation, renoncez à l’avion, à la viande, à la voiture ou au ski – s’agissant des politiciens les plus fanatiques. Au moment où j’écris ces lignes, «push» de la concurrence: «Genève: il est désormais interdit de faire des barbecues en forêt en dehors des espaces aménagés.» Il serait plus simple qu’on nous dise ce qu’on a le droit de faire, parenthèse refermée.

Au passage, vous aurez remarqué que pas un politicien ne propose de renoncer aux outils technologiques énergivores, puisque c’est impossible et non symbolique. Et c’est ainsi que le débat public ne porte quasiment jamais sur l’efficience des mesures préconisées mais sur l’éthique, les principes, la valeur de l’effort.

Ces «Stick’air» ne servent à rien d’autre qu’à nous tenir au collet

Cette posture présente l’avantage de renforcer le pouvoir des autorités. Professeur de politique économique et budgétaire à l'Université de Fribourg, Reiner Eichenberger écrit dans la NZZ cette semaine: «En ignorant les objectifs contradictoires et l’impact limité de la politique climatique nationale sur le climat mondial, les ministères ont pu utiliser la ligne politique et moralisatrice consistant à étendre continuellement les mesures réglementaires pour gagner en autorité, en influence, en ressources et en importance institutionnelle.» S’il est une preuve de ce qu’il avance, c’est qu’un tel discours est devenu subversif. Or seul le manquement à la morale peut l’être. Si les pouvoirs publics s’en étaient tenus aux thèses empiriques sur l’efficacité des interdictions, le débat serait sain.

En attendant qu’il le devienne, je refuse une alerte sur mon smartphone en cas de pic d’ozone. Même si je n’ai pas de doctorat en maths, je peux raisonnablement déduire que ces «Stick’air» ne servent à rien d’autre qu’à nous tenir au collet.