Lugon sans permission: Black Friday, on solde la question frontalière
Le Conseil d'État veut cofinancer des parkings P+R en France voisine, alors que le MCG tape une nouvelle fois sur les frontaliers avec une initiative. Et si on arrêtait de faire du frontalier bashing? Nécessité oblige.
En ce lendemain béni de Black Friday, je propose de solder une fois pour toutes la question frontalière. Pour plusieurs raisons.
Primo, il m’arrive de plus en plus fréquemment de zapper les titres contenant le mot épouvantail «frontalier». La chose me fatigue, m’éreinte, comme une équation impossible à résoudre. Encore un peu et la thématique des frontaliers me deviendra aussi insupportable que celle des PFAS, ces polluants éternels dont les politiques et les médias raffolent mais qui malheureusement, aux dernières nouvelles, s’avèrent moins dangereux qu’espéré. Il en va de même des frontaliers, s’il m’est permis de filer cette métaphore douteuse. Secundo, solder la question frontalière reviendrait à priver le Grand Conseil de nombreux débats stériles. Ça nous fera des vacances. Tertio, cela obligerait le MCG à nous dire enfin qui il est et en quoi il se différencie des partis de gauche, une fois privé de son meilleur ennemi.
Mais sans la question frontalière, aiguillon des passions et des rages, la République perdrait un peu de sa saveur et de son comique. Aussi le politique nous a-t-il servi ces derniers jours deux classiques du genre, comme ces films culte qui s'offrent une suite.
Ce texte ne sert qu'à la survie politique de ses auteurs
Le MCG, qui veut interdire les frontaliers dans les postes stratégiques de l’État, a inscrit une petite victoire en voyant son initiative renvoyée en commission. Nous voterons donc, avec ou sans contreprojet, ce qui nous laisse entrevoir de belles perspectives d’empoignades. Pour une fois qu’une initiative du parti monomaniaque n’est pas invalidée car contraire au droit supérieur, accordons-lui un premier succès d’estime.
Mais sur le fond, je ne dirai qu’une chose: ce texte ne sert qu'à la survie politique de ses auteurs. Je ne sache pas en effet que le canton manifeste une préférence à l’embauche pour nos voisins. Hormis quelques exceptions scandaleuses comme la fameuse directrice d'école résidant à Colmar. En revanche, la gourmandise de l'État, voire sa voracité en personnel, l’oblige à lorgner outre-frontière et pourrait le conduire bientôt à aller chercher, que sais-je, des Balkaniques, des Bataves ou des Levantins, une fois le bassin frontalier épuisé. Autrement dit, ce n’est pas tant le passeport des fonctionnaires qui m’inquiète que leur nombre, le puissant lobby qu’ils représentent au parlement et leur force de frappe dans les urnes.
À la détestation du MCG pour les frontaliers a succédé, jeudi, l’ode au Grand Genève du gouvernement: il a annoncé la signature d’un accord pour le cofinancement de parkings P+R en France voisine, à hauteur de 39,5 millions. Pas de panique, on votera aussi, référendum obligatoire. Pour Nicolas Walder, nouveau conseiller d’État, il est question de «moment historique», et pour Pierre Maudet, «d’exorcisme» - excusez du peu -, le ministre faisant référence au refus populaire d’une précédente tentative ratée.
Tant qu’elle conservera sa réputation, ses mastodontes économiques, son hôpital universitaire, Genève charbonnera avec l’aide des autres
Convoquer la grandiloquence et voir le diable à l'oeuvre dans les urnes n'est pas des plus adroits. Mais sur le fond, je dis bravo. Non pas par amour de l’idée du Grand Genève, plus fantasmée que réelle, et disputée par une autre idée, celle du retour des frontières, que je crois plus fondée. Mais sauf à imaginer guerre et calamités, Genève semble naturellement disposée à étendre ses rets chez ses voisins français et vaudois afin de faire tourner la boutique. Tant qu’elle conservera sa réputation, ses mastodontes économiques, son hôpital universitaire, Genève charbonnera avec l’aide des autres. Et si d’aventure le souverainisme de l’UDC ou le rêve de décroissance de la gauche se traduisaient un jour dans les faits, on pleurera peut-être ces 40 millions, mais pas autant que la perte d’aura, de richesse et de ressources dont je rappelle qu’elles financent l’État social.
N'en déplaise aux moralisateurs, ce n’est pas avec la blague du covoiturage ou la mode des vélos-cargos qu’on viendra à bout des bouchons dans le canton
N'en déplaise aux moralisateurs, ce n’est pas avec la blague du covoiturage ou la mode des vélos-cargos qu’on viendra à bout des bouchons dans le canton. C’est déjà pas mal que nos deux ministres s’en rendent compte en ressuscitant ces parkings relais. Peut-être reconnaissent-ils aussi par là une certaine idée de la liberté individuelle. Qu'ils en soient remerciés. A tout le moins se rangent-ils derrière la réalité prosaïque.
Sinon, pour finir sur une touche culturelle, voyez ces mots que le chanteur Stéphane Eicher a prononcés sur le plateau de la RTS et de la SRF mercredi soir, alors que Philippe Revaz présentait le journal en allemand et Cornelia Boesch en français, cohésion nationale oblige: «En allemand, le monde est un peu plus précis, un peu plus structuré qu’en français», dit Eicher. C’est précisément avec nos voisins français qu’on partage cette imprécision, que j'entends aussi de manière métaphorique. Stéphane Eicher poursuit: «Si je suis dans la rue à Lyon, je m’arrête au feu rouge. Je suis le seul. C’est un contrat social. Je reste suisse, même à Lyon.» Et nous, traversons-nous au feu rouge? Moins que les Français, mais quand même. Alors cessons les hostilités. Au moins le temps de traverser au rouge en pestant contre les 74.