Opinions

Lugon sans permission: RIP rue de Carouge

23.08.2025 07h30 Laure Lugon Zugravu

Dans la rue en travaux, les commerces ferment les uns après les autres: la bimbeloterie baroque, la gargote populaire, la coiffeuse désœuvrée. Pendant ce temps, les pouvoirs publics triangulent et mégotent sur une indemnisation, par manque d’anticipation et de vision.

Éteindre la lumière, fermer la porte. C’est ce spectacle désolant qu’ont filmé nos caméras cette semaine, rue de Carouge. Dans la poussière de la rue éventrée et le grondement des machines de chantier, plusieurs commerçants racontent, fatalistes, la fin de leur affaire, l’adieu à leur arcade. Asphyxiés par des travaux titanesques qui leur sont tombés dessus comme la petite vérole sur le bas clergé.

Contre les marteaux-piqueurs, nos petits indépendants savent qu’ils ne pourront pas lutter. Les commanditaires leur sont inaccessibles, retranchés dans les donjons décisionnaires avec leurs plans et tableaux de l’échelonnement des travaux nécessaires au bien commun. Ainsi ce restaurateur libanais résume-t-il l’inégale confrontation de ces deux mondes, les Bureaux et les Trottoirs: «Ils ont dit que c’était pour notre bien, pour le futur. Mais nous, on ne résiste pas, même pas deux mois.»

Comme les Bureaux ont des représentants politiques, ceux-ci hyperventilent en voyant leur image sombrer dans les boyaux de la terre

Allez, direction les Bureaux. Après avoir procédé à satisfaction à la saignée de la rue de Carouge – un ensemble de travaux groupés et élaborés avec autant de célérité que les syndicats le permettent – ils découvrent, stupéfaits, que les fourmis laborieuses aux abords des tranchées jettent l’éponge. Comme les Bureaux ont des représentants politiques, ceux-ci hyperventilent en voyant leur image sombrer dans les boyaux de la terre. Mais comment donc? Personne n’a pensé à indemniser ces braves gens des Trottoirs? Sera-t-il dit que nos chantiers si savamment déployés riment avec abandon des pouvoirs publics? Et c’est à qui prendra la parole pour compatir, renvoyer la balle aux autres émissaires institutionnels des travaux, et raconter tout ce qu’on a déjà fait sans que cela ait produit le moindre effet.

Je vais tenter de vous la faire simple. Plusieurs projets d’indemnisation roupillent en commission des finances de la Ville, le premier d’entre eux depuis janvier. Si tout va au mieux, il pourrait aboutir en octobre, moyennant d’ici là une analyse juridique et l’élaboration d’un règlement, à supposer que ces messieurs-dames du Municipal valident. C’est rassurant. L’occasion surtout, pour le Vert Alfonso Gomez, de rappeler que contrairement aux apparences, la Ville a empoigné le dossier bien avant le canton, dont on attend une loi-cadre.

Balivernes, s’indigne le disert ministre Maudet, posant en arbitre selon une posture qu’il affectionne, d’autant plus lorsqu’il peut invoquer Berne, le grand patron: une loi fédérale prévoit déjà d’indemniser, et ce geste repose sur le maître d’ouvrage, Punkt Schluss. En l’occurrence, ils sont trois. Et Pierre Maudet annonce vouloir tenter de convaincre la Ville et les SIG de passer à la caisse.

C’est dans la nature des Bureaux de lambiner, dans celle des élus de pérorer en s’accusant réciproquement, et dans la nature de personne d’anticiper

Parmi la multitude des Bureaux, ceux de Château-Bloc, dont le nom à lui seul évoque la citadelle imprenable de la régie publique, s’annoncent coriaces: «SIG n’a pas pour politique de verser des indemnités dans le cadre de ses chantiers qui permettent d’entretenir les réseaux qui fournissent eau, gaz et électricité à la population», communiquent les scribes. Non mais c’est vrai! On ne va pas réclamer de l’argent supplémentaire à ceux qui diligemment nous servent. D’autant plus qu’elle doit provisionner pour de futurs audits qui la blanchiront, comme à l’accoutumée. En plus, la régie publique n’est pas l’instigatrice du bazar de la rue de Carouge, puisqu’elle ne fait que profiter d’un élan de la Ville à ouvrir la chaussée pour parfaire ses propres conduites, ajoutent les Bureaux de l’eau claire et du gaz propre. Autrement dit, ils ne vont pas payer pour des travaux qu’ils n’auraient pas entrepris si l’occasion rêvée ne s’était présentée.

Et c’est ainsi que Genève s’illustre dans une triangulation infernale dont les Trottoirs font les frais. C’est dans la nature des Bureaux de lambiner, dans celle des élus de pérorer en s’accusant réciproquement, et dans la nature de personne d’anticiper. Tout conduit Genève à devenir une scène improvisée qui révèle une absence de vision globale et concertée. La concurrence politique et institutionnelle est devenue telle qu’avant de penser à résoudre le problème, on pense à qui pourrait le résoudre à notre place.

Le Conseil administratif s'est engagé pour les populations du Myanmar. C'est déjà ça

Heureusement qu’à ce constat sévère, il y a des exceptions. Le politique sait aussi décider quand la cause est incontestable. Par exemple, l’augmentation du tarif des jetons de présence des conseillers municipaux a été votée direct, ce printemps, sans histoires. Que cette rallonge soit combattue en référendum est bien malheureux.

Ce mercredi, le Conseil administratif s’est également montré généreux. Il s’est engagé pour les populations au Myanmar, notamment, à hauteur d’une toute petite somme. C’est déjà ça. Étant précisé que le Myanmar n’est pas le nom d’un bistrot de la rue de Carouge, mais l’autre nom pour la Birmanie, ravagée il y a plusieurs mois par un tremblement de terre.

Le Conseil administratif a aussi réclamé un crédit de plus de 300'000 francs pour l’aménagement de la place Noëlla-Rouget. Cette nouvelle place qui sera créée sur «un espace libéré aux pieds des trois arbres existants» sera fermée à la circulation. Ça fait un peu cher l’arbre avec les fougères, mais ce sera du plus bel effet devant le Monument aux morts du Consulat général de France. Et aucun commerce en vue qui pourrait pleurnicher.

Un document dense porté par le très sérieux jargon contemporain qui éclaire immédiatement les choses dont on parle

Quant au volet anticipation, vision, vista, cap, comme il vous plaira: nous tenons enfin la nouvelle stratégie économique de Delphine Bachmann pour les dix prochaines années. Un document dense porté par le très sérieux jargon contemporain qui éclaire immédiatement les choses dont on parle: orientations transversales, adaptation du cadre légal, leviers de croissance, allègement administratif, dispositif de pilotage, indicateurs d’impact, redéploiement des ressources. Pour connaître les mesures concrètes – la conseillère d’État a évoqué une piste fiscale, la seule que les entreprises attendent vraiment – il faudra patienter le plan d’action à la fin de l’année.

Et sinon, je la remercie pour sa sincérité sur notre plateau concernant la rue de Carouge: «On a failli.»