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Lugon sans permission: les marquises et le Tiers-État - PCSDM

01.11.2025 07h30 Laure Lugon Zugravu

La frénésie des audits se manifeste une nouvelle fois dans l'affaire de la Comédie de Genève. Cela évite aux élus de se salir les mains et permet de temporiser.

Aux nombreuses affaires de la République, il en manquait une dans le genre tragi-comique. C’est désormais chose faite avec le pataquès de la Comédie de Genève. Fin du premier acte en apothéose: la Cour des comptes déboule sur les planches.

Dans le rôle de la méprisante patronne française avant d’être franco-suisse, Séverine Chavrier, directrice de la Comédie. Elle règne sur la plèbe, composée de comédiens et d’intermittents désargentés et frustrés qui se soulèvent contre son joug et sa prétendue mésestime à leur égard. Où il apparaît une fracture béante entre les élites culturelles et ses modestes artisans. Les premières sont composées de nombreuses personnes aux salaires à six chiffres dans un milieu subventionné, garde rapprochée de la directrice ou personnel administratif. Les seconds sont les créatifs, des gueux qui n’en peuvent plus du snobisme institutionnalisé. La marquise et le Tiers-État.

L’intrigue qui se noue autour de cet affrontement de classes devrait contenter les hautes exigences des spectateur·ices, comme dit la magistrale tête d’affiche Chavrier sur nos plateaux télé. Partant, elle coche déjà la case du comique de mots.

À l’échafaud, elle a préféré l’audit de légalité et de gestion confié à la Cour des comptes. Il s’agit de l’arme politique moderne de dissuasion nucléaire

La distribution ne s’arrête pas au monde de la scène. Car la directrice peut compter, pour faire face à l’entreprise de démolition dont elle est victime, sur un personnage dont le jeu goguenard le dispute à la clairvoyance politique: la conseillère administrative Joëlle Bertossa. On tient ici le comique de caractère. Deux femmes puissantes, une combattante au regard noir, une élue madrée à la bonhomie naturelle. Devant l’ampleur du scandale provoqué par les révélations faisant de Séverine Chavrier une dénigrante en chef, la magistrate socialiste se devait de prendre des mesures. À l’échafaud, elle a préféré l’audit de légalité et de gestion confié à la Cour des comptes. Il s’agit de l’arme politique moderne de dissuasion nucléaire.

Cet équipement guerrier présente plusieurs avantages. D’abord, son intitulé à lui seul inspire le respect: «M’sieurs dames, on lance la Cour des comptes, organe de contrôle suprême.» Stupeur et tremblements dans la sphère médiatico-politique. Ensuite, comme il laisse penser que l’affaire est de la plus haute importance, il vaudra à celui qui le commande une réputation de courage, à mon sens usurpée. Car enfin et surtout, il évite à ce dernier de devoir se salir les mains dans la boue des tranchées.

Il apparaîtra, à l’issue du travail des magistrats, une photo genre «la Terre vue du ciel», qui ne permettra pas d’éclairer les culs-de-basse-fosse où s’est noué le drame

Les audits, à Genève, sont en passe de remplacer l’action politique. Qu’un département, qu’une entité ou une régie publique dysfonctionne et on brandit l’audit ou l’enquête externe indépendante. Cette dernière ne se révèle pas toujours indépendante, mais c’est une autre histoire. Rien de tel ne peut être reproché à la Cour des comptes. En revanche, on peut cadrer sa mission. Si celle-ci est suffisamment large, il apparaîtra, à l’issue du travail des magistrats, une photo genre «la Terre vue du ciel», qui ne permettra pas d’éclairer les culs-de-basse-fosse où s’est noué le drame. D’ailleurs, Joëlle Bertossa a clairement dit que l’audit serait à large spectre et ne porterait pas sur Madame Chavrier. Ouf, on a eu chaud.

De plus, l’enquête viendra clore une affaire que le temps aura dissoute, puisqu’il faudra de longs mois avant que les magistrats n’aboutissent. Dans un texte dense et jargonnant, on découvrira une foultitude de considérations sur des détails de gouvernance, assortis de recommandations bateau que nul ne songera à contester, puisque l’institution aura sauvé les meubles.

Or, il m’apparaît qu’avant de saisir la Cour des comptes, il aurait été judicieux de tordre le bras de la Fondation d’art dramatique. J’ai nommé l’Arlésienne, le personnage sans lequel le tableau ne saurait être complet. La FAD, dont tout le monde parle et qui se tait. Non contente d’avoir soupiré d’ennui devant les doléances des employés et classé l’affaire après deux séances, elle demeure aujourd’hui la grande absente, alors qu’elle fait figure d’employeur de tout ce petit monde. Ès qualités, elle est chargée de contrôler l’allocation des fonds publics, de nommer la direction et d’en référer à la Ville s’il se passe quelque chose de bizarre. En l’espèce, il semble que la FAD n’ait rien décelé de suspect.

Sinon, je comptais proposer cette PCSDM («petite chronique suisse de merde») à Télérama

Il faut dire que sa présidente, Lorella Bertani, a quelques autres soucis avec la Caisse publique de prêts sur gages, qu’elle préside également. Avec son cachet annuel de 30 K à la FAD, Me Bertani aurait pu sortir du silence à défaut de prendre ses responsabilités. Mais sur le fond, on s’interroge: à quoi sert la FAD? Soit cet étage du millefeuille entre la Ville et la Comédie joue son rôle, soit il est dispensable. Il ne vous étonnera pas que je penche pour la seconde option. Sauf à imaginer que les élus décident enfin de réformer ces institutions qui donnent l’impression d’exister pour elles-mêmes alors qu’elles sont blindées d’argent public.

Mais sans doute exagérai-je en demandant aux politiques de faire de la politique. Ça, c’était avant que cela ne devienne trop dangereux. Maintenant, leur mission se résume à être chefs des fonctionnaires et à mandater des experts. Un bon créneau, expert. Un avenir radieux.

Sinon, afin d’ajouter ma patte au comique de répétition, je comptais proposer cette PCSDM («petite chronique suisse de merde») à Télérama. Un peu gonflé, mais sur un malentendu…