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Lugon sans permission: sexe, pouvoir et chocolat

06.09.2025 07h30 Laure Lugon Zugravu

Le patron de Nestlé a été viré séance tenante pour avoir entretenu une relation avec une subordonnée. Bienvenue dans le monde délicieux du contrôle moral, du puritanisme anglo-saxon et du mépris de la vie privée.

Quelle aubaine! Bel effort de Nestlé, cette semaine, qui nous a régalés d’un scandale sur un registre plus émoustillant que d’habitude: un roman à l’eau (minérale contaminée) de rose.

Lundi soir, c’est une histoire d’amour qui fait plonger l’action de la multinationale veveysane pas encore remise des scandales de l’eau et du sucre dans ses aliments pour bébés. Le grand patron Laurent Freixe est viré séance tenante et sans parachute doré. Au motif, très grave, qu’il a entretenu une relation amoureuse avec une subordonnée. Circonstance aggravante: il l’avait dissimulée. Fidèle à la tradition gauloise, le Français, «lover boy» récidiviste, est donc tombé pour un secret d’alcôve.

L’histoire commence à transpirer à l’interne au mois de mai. Aussitôt, on entreprend des investigations qui ne donnent rien. Devant les dénégations farouches de l’incriminé, les petits inquisiteurs anonymes redoublent alors d’efforts pour dénoncer l’intrigue. Le conseil d’administration du géant agroalimentaire passe la vitesse supérieure et mandate un cabinet d’avocats ultra réputé pour faire toute la lumière, fût-ce dans les chambres à coucher. Verdict: les cafeteurs avaient raison, relation amoureuse il y a, ni annoncée ni avouée par le boss, c’est donc constitutif d’une violation de la politique de l’entreprise au sens des «valeurs et de la gouvernance.»

Une victime expiatoire dans les suites présidentielles de palaces lacustres

À ces mots, je frémis. S’il n’est pas naturel de nourrir de la compassion pour un homme qui avait tout loisir de cacher ses amours dans les suites présidentielles de palaces lacustres, il me devient sympathique en figurant la victime expiatoire d’un système basé sur la haute moralité. Ce puritanisme que nous nous sommes empressés de récupérer des Américains m’indispose au plus haut point. Je ne rêve jamais d’un monde aux bureaux vitrés et portes ouvertes à des fins de contrôle moral.

On nous explique qu’une histoire d’amour doit être déclarée pour éviter tout risque de favoritisme. Balivernes. Cette excuse est un cache-sexe, car le favoritisme peut exister en dehors de la bagatelle. C’est un faux prétexte destiné à masquer un idéal de pureté fort peu humain, qu’on ne retrouve pas uniquement en entreprise mais aussi en politique. Il était moins une que sieurs Alain Berset et Christophe Darbellay n’en fassent les frais.

La société s’adonne désormais avec ferveur à la traque aux actes peccamineux

Auparavant, le rôle consistant à pourchasser le mensonge, les relations clandestines et les déviances de l’âme revenait à la religion. Aujourd’hui, la société contemporaine s’en charge. Sous le haut patronage de la culture anglo-saxonne, portée sur la pudibonderie et l’affectation, elle s’adonne désormais avec ferveur à la traque aux actes peccamineux.

Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le monde de l’entreprise et son fonctionnement. Vous créez un corset normatif au maillage asphyxiant: le code de déontologie et d’éthique n’y suffisant point, il faut y ajouter un code de conduite. Chez Nestlé, tout était clairement stipulé dans l’avant-propos du règlement intérieur de l'entreprise: «Lisez le code! Si vous ne comprenez pas quelque chose, adressez-vous à votre supérieur ou à un membre du service juridique et de la conformité.» Mais si Freixe a mal lu, ou qu’il n’a pas sollicité les experts ès conformité, cela prouve que le code de conduite ne suffit pas. Il faut donc encore une convention des bonnes pratiques, une ligne de confiance et même un système de signalement, pour les boîtes qui aspirent à être canonisées. Chez Sainte Nestlé, ce système de délation s’appelle «Speak Up», ai-je appris en lisant la presse alémanique. Il permet à tout employé ou tiers d’indiquer anonymement une éventuelle violation des politiques de l’entreprise. On obtient ainsi la bénédiction des salles de presse et des marchés.

Les mouchards obtiennent ainsi le secret du confessionnal à sens unique

Comme les mouchards ne sont pas payés, on constitue à moindres frais une véritable police des mœurs. Ce dispositif est intéressant pour ceux qui, par haine ou par esprit de revanche, voudraient causer du tort à un grand chef ou à un chefaillon. Ils obtiennent ainsi le secret du confessionnal à sens unique, puisque leur parole sera utilisée par le curé sans qu’ils doivent l’assumer. Quelle satisfaction.

Il reste des pays qui résistent encore aux interdits moraux, au nom de la protection de la vie privée. En France, il n’est pas possible de contraindre les collaborateurs à parler de leur vie personnelle. En Suisse, tout dépend du règlement d’entreprise. S’agissant d’une multinationale comme Nestlé, il était évident que la morale allait devenir règle de droit.

Je note que le respect de la vie privée est élastique, selon qu’il s’agit du Bien, auquel cas il s’applique, ou de l’indigne. Ainsi, une femme a le droit de mentir sur son désir d’enfant lors de l’entretien d’embauche, à supposer qu’il existe encore des patrons pour poser cette question. Pourtant, je connais des petits entrepreneurs qui préféreraient une coucherie à un congé maternité, en termes de ressources. Mais quand on a les moyens, on se permet d’avoir des principes sur les romances.

Les rapports de force entre humains auront toujours raison du code, en dépit de la transparence

Mais enfin le pouvoir!, me direz-vous, la relation de subordination entre Freixe et sa partenaire secrète ne mettait-elle pas en péril l’équilibre et le climat de l’entreprise? Peut-être. Mais aucun règlement ne permettra jamais de s’assurer de la plus parfaite équité, qu’on soit ou non amoureux de son subordonné. Les rapports de force entre humains auront toujours raison du code, en dépit de la transparence. On feint de croire que cette dernière éclairera sans pitié les recoins des âmes et la teneur des relations. Enfantillages.

Et sinon, il paraît que des gens tombent amoureux d’une intelligence artificielle, ce serait plus confortable. Laurent Freixe, même débarqué, aura été un homme heureux.