Lugon sans permission: si tu bosses pas à l'État, t'as raté ta vie
En matière d'embauche, les entreprises accusent l'État de concurrence déloyale en siphonnant les employés qu'elles ont formés. La tendance va se poursuivre. Une étude le démontre, et les gouvernements, de gauche comme de droite, n'y voient aucun problème.
Non contents d’avoir mis sur pied l’État-providence le plus costaud de Suisse, les Genevois découvrent avec ravissement qu’il est aussi un employeur dévoué. Ce constat et quelques autres, qui placent notre canton en deuxième position derrière Bâle-Ville au concours de l’étatisme vigoureux, ont été objectivés cette semaine par le sérieux Institut de recherche bâlois BAK Economics AG – je trouve que prononcer AG, pour Aktiengesellschaft, ça sonne plus sévère et définitif que SA, pour société anonyme. Cette étude a été mandatée par la Fédération des entreprises romandes (FER) Genève, qui voulait pouvoir s’appuyer sur du solide afin de fustiger son principal concurrent.
Chez nous, 18% des employés du canton travaillent en effet dans le secteur public, alors que la moyenne suisse est à 13,6%. Ce chiffre spectaculaire n’est pas près de se stabiliser, puisque la fonction publique genevoise est dopée aux hormones de croissance: en dix ans, l’emploi du secteur public a augmenté de 22%, alors que la population n’a crû que de la moitié (11%), nous explique l’institut. Je tiens ici à saluer le talent fou de la gauche qui réussit à convaincre, année après année, que la fonction publique subit des coupes sombres, malgré l’évidence contraire des chiffres.
C’est le rêve de tout un chacun de finir fonctionnaire genevois, un des seuls statuts au monde qui ne sera soumis à aucun bouleversement
Qui donc, à part les affreux entrepreneurs du secteur privé, pour se plaindre d’un employeur aussi vaillant que généreux? La faîtière des sociétés privées a en effet crié à la concurrence déloyale du secteur public, expliquant former des apprentis qui seront siphonnés par l’État, une fois devenus efficaces. Tout comme les cadres du tertiaire, prêts à filer dans le public à la première occasion. Que de plaintes, au lieu de se s’aligner sur les conditions du monstre bienveillant, qui sert un salaire médian mensuel de 9068 francs et des retraites inégalables, renflouées par le contribuable.
Car c’est le rêve de tout un chacun de finir fonctionnaire genevois, un des seuls statuts au monde qui ne sera soumis à aucun bouleversement économique ou géopolitique et qui peut regarder toute dégringolade des marchés boursiers avec une indifférence goguenarde. Par conséquent, on se presse au portillon, et l’affaire est aussitôt entendue. En effet, le recrutement dans la fonction publique affiche également des délais plus courts, informent les experts bâlois. Et ce, même après le départ de Christian Brunier des SIG, un modèle particulièrement inspirant pour le petit État aussi. Car à la différence du secteur privé, on ne quitte pas le secteur public. On tombe dans la trappe jusqu’à la retraite et cela se traduit au bilan comptable de l’État par une charge sur plusieurs dizaines d’années.
Les progressistes ne dormiront pas tranquille avant qu’un Genevois sur deux ne soit devenu fonctionnaire, tout en faisant accroire que ce statut vit sous menace permanente de l’échafaud
Chaque automne, les gouvernements, de gauche comme de droite, veillent à ce qu’on remplisse la jauge au maximum. En général, ils demandent 500 fonctionnaires de plus sans bafouiller. Selon un scénario rôdé, la droite parlementaire crie à l’abus et réussit à raboter un chouia. Mais même si elle parvient à faire refuser le budget, les 500 postes seront accordés en commission sous forme de crédits supplémentaires. Je prends le pari que cette année encore l’employeur champion nous prépare une performance remarquable. Nous serons bientôt fixés sur le nombre de talents qu’il compte s’approprier.
Les progressistes ne dormiront pas tranquille avant qu’un Genevois sur deux ne soit devenu fonctionnaire, tout en faisant accroire que ce statut vit sous menace permanente de l’échafaud. Au vu de la proportion qu’ils représentent au parlement, ce serait le comble que ce puissant lobby ne parvienne pas à s’imposer. En 2020, 36% de députés travaillaient dans la fonction publique. Je n’ai pas refait d’enquête depuis, mais je parie un poste de chargé de com’ que le chiffre n’a pas dégringolé.
La FER ne fait pas de politique, ou si peu. Une preuve? Le candidat qu'elle soutient est fonctionnaire
Alors la FER, me direz-vous? Aurait-elle eu l’outrecuidance de déranger cette belle harmonie en raison de la future votation sur les lois corset ou la complémentaire au Conseil d’État? Non, cette commande d’étude était purement fortuite, encouragée par ses membres agacés de se voir piquer des employés par l’État et des secteurs d’activité passer en mains publiques.
La FER ne fait pas de politique, ou si peu. Une preuve? La voici. Pour l’élection complémentaire au Conseil d’État, elle soutient le centriste Xavier Magnin. Au moins ce candidat a-t-il le bon goût de ne pas être souverainiste, même si les Bilatérales III sont une affaire fédérale. Mais surtout, il présente l’avantage d’être fonctionnaire. Le rapport de BAK Economics AG ne doit pas être sa lecture de chevet. Accuser les entreprises de corporatisme est donc un faux procès.
L'écologiste Nicolas Walder ne peut que se féliciter d’avoir des adversaires aussi labiles
La Chambre de commerce et d’industrie (CCIG), elle, s’est montrée plus cohérente encore. Dans une «prise de position» dont je conteste le terme, puisque prendre position signifie choisir, elle ne tranche pas et soutient trois candidats au premier tour - le centriste Xavier Magnin, l’UDC Lionel Dugerdil et le MCG Maikl Gerzner. Comme ça, il n’y aura pas de jaloux.
En revanche, il y aura un gagnant de l’autre côté de l’échiquier politique. Déjà que le Vert Nicolas Walder part avec les socialistes soudés, il ne peut que se féliciter d’avoir des adversaires aussi labiles. J’espère que les faîtières économiques ont bien lu dans la Tribune de Genève les propos de l’écologiste qui prévient déjà: «Je suis pour une réduction légère de la croissance économique en augmentant un peu la fiscalité.» Je suis tout de même déçue: pas un mot sur sa volonté d’engraisser l’État. Mais il est vrai que tant d’autres s’en chargent.