Opinions

Lugon sans permission: wir treffen in Genf ein

04.10.2025 07h30 Laure Lugon Zugravu

Les élus romands sont allés en course d’école à Berne plaider le renforcement du rail. Une opération de force inédite à l'heure où il va falloir jouer des coudes au niveau fédéral.

Vous désespérez de trouver un peu de concorde dans ce monde de brutes? Eh bien voilà. Cette semaine, une délégation d’élus romands et bernois dont pas moins de six conseillers d’État, accompagnés du gratin des milieux économiques et des lobbies, ont fait une course d’école. Destination Berne, en rang par deux, affublés de petits colliers en grosse ficelle portant leurs noms et fonction – dans l’hypothèse plausible où ils seraient accueillis comme des «nobody» sous la Coupole. Ils ont investi le wagon 1re classe d’un train, dans le brouhaha et les joyeux babillages, leurs effectifs gonflant à chaque arrêt du tortillard.

Tortillard, définition: train d’intérêt local, au trajet tortueux, desservant de nombreuses localités. L’utilisation ici de ce terme n’est pas abusive, depuis que les CFF, symbole de suissitude par excellence – fiabilité, rapidité, propreté, annonces vocales en quatre langues, affabilité des contrôleurs, ordre, rigueur, dépassement du soi helvétique – ont lamentablement échoué à faire durer cette fierté séculaire. Depuis que Renens s’est hissée au rang de gare centrale du monde occidental, où se bousculent les voyageurs obligés de changer de train (seule le légendaire Glacier Express n’y fait pas encore escale), il ne reste de l’orgueil ferroviaire national qu’une iconique horloge de gare créée par un certain Hans Hilfiker, designer autodidacte, en 1944. Quelle indignité.

Songeons au Valais, qu’il vaut mieux rallier en diligence; au «trou de Tolochenaz», tombe de la ligne Genève-Lausanne, premier degré

Si c’était la seule! Songeons à la gare de Lausanne, qui sera terminée dans trente millions d’années; au temps de parcours entre Genève et Lausanne qui dure maintenant aussi longtemps qu’un périple en voiture sur l’A1 avec bouchon; à l’Arc jurassien, qui n’a plus de liaison directe avec Cointrin; à Genève et Bâle qui ne se tutoient plus depuis qu’il faut changer à Berne; au Valais, qu’il vaut mieux rallier en diligence; au «trou de Tolochenaz», tombe de la ligne Genève-Lausanne, premier degré.

Devant tant d’avanies, nos élus romands ont donc fait fi de leurs intérêts régionalistes pour aller à Berne plaider la cause d’un renforcement de l’axe ferroviaire est-ouest. Démonstration de force et d’unité, ont-ils affirmé. Voir débarquer ce brillant attelage clamant «ne m’oublie pas» en listant les doléances – des liaisons ferroviaires plus rapides et fréquentes et une seconde ligne entre Genève et Lausanne notamment – sera certainement de nature à attendrir le Conseil fédéral. Et singulièrement Albert Rösti, dont les foudres s’étaient abattues sur la Suisse romande après le refus latin de l’extension des autoroutes.

Si on écarte l’objectif d’une opération de communication à destination de l’opinion publique, reste… Pas grand-chose, donc on ne l’écarte pas. En effet, nous sommes à quelques jours de la publication du rapport Weidmann, du nom d’un ponte de l’EPFZ. Cet esprit docte et indépendant – mais zurichois – s’est penché sur l’ensemble de la planification des grands travaux ferroviaires et autoroutiers du pays pour suggérer au Conseil fédéral les investissements prioritaires. À l’heure qu’il est, son rapport doit être bouclé. Mais les politiques apprécieront et arbitreront. Donc ne boudons pas notre plaisir devant cette marche sur Berne, un signal fort, comme on dit dans le jargon.

Après la supplique des élus romands, Rösti et consorts n’auront pas manqué de constater que le pataquès vient de l’ouest

Mais ici, c’est Genève. Et qui dit Genève, dit Gaza. Et qui dit Gaza, dit manifestations. Et jeudi soir, un autre signal fort a été envoyé à Berne, aux CFF et au monde: les voies 4 et 5 à Cornavin ont été bloquées par une septantaine de manifestants. Le classique «meine Damen und Herren, wir treffen in Genf ein» n’a pas retenti dans les trains immobilisés en rase campagne ou tout bonnement annulés. Il était moins une que notre aréopage de ministres n’ait pu revenir au bercail.

Après la supplique des élus romands, Rösti et consorts n’auront pas manqué de constater que le pataquès vient de l’ouest. Et pour la deuxième fois en trois mois. Que la nature profonde de Genève réside dans l’art du blocage. On peut plaider la différence culturelle, la nécessaire capacité d’indignation, la panique à l’idée que les Israéliens ne nous rendent pas Pagani, l’art pour l’art à la grande rigueur, mais précisément le jour où une ambassade romande se rend à la capitale, c’est compliqué.

En désespoir de cause, je suggère un contre-feu sous la forme d’une délégation emmenée par Sylvain Thévoz par exemple, direction la capitale économique. Mission: convaincre la gauche militante alémanique de bloquer les voies de Zurich Hauptbahnhof. S’il échoue, il reste là-bas. S’il réussit, il rentre couvert de gloire, il prend la tête d’une nouvelle flottille et on enverra Rémy Pagani bloquer Kloten.